Chapitre 2

La fureur d’Aurora

Une ville américaine, pour l’Européen qui la visite la première fois, est un fort curieux spectacle, un continuel sujet d’étonnement.

Il y chercherait en vain tout ce qui, en Europe, a pour lui de l’attrait : les monuments qui lui parlent du passé, les promenades verdoyantes qu’il aime à parcourir en flâneur, l’irrégularité des rues, l’animation joyeuse de la foule.

En Amérique, plus rien de tout cela.

Chaque ville est un vaste damier où les rues tracées au cordeau se coupent à angles droits.

Quiconque en a vu une, les connaît toutes.

Dans ce pays, où l’on cherche, avant tout, à gagner du temps, les cités s’élèvent à la hâte, presque du jour au lendemain.

Telle ville, qui compte à présent plus de cent mille habitants, n’existait pas il y a dix ans.

Les Peaux-Rouges, les Coureurs des bois occupaient librement les paysages qu’elle a transformés, qu’elle inonde journellement de torrents de fumée.

Dans les préoccupations de l’Américain, le souci du beau, de l’élégance, n’existe pas.

Il bâtit comme il peut, le plus pratiquement possible. La pierre ne lui est pas nécessaire. En bois, en fer, en zinc, en carton comprimé et même en aluminium, il bâtit toujours.

Ses maisons de quinze et vingt étages, énormes cubes sans aucune élégance, sont plutôt, d’immenses cages que des habitations humaines.

Uniformément pareilles, elles stupéfient d’abord l’Européen et l’ennuient vite.

Il se sent dépaysé au milieu de cette foule morne et renfrognée qui se hâte silencieusement par les rues, sans jamais avoir un geste d’étonnement, un regard de curiosité.

Au-dessus de sa tête, sur une voie aérienne soutenue par des poteaux, des trains électriques passent à chaque minute.

Des tramways, des omnibus à vapeur sillonnent constamment la ville, s’arrêtant à peine aux stations.

Au lieu de porter, comme en France, des noms d’hommes célèbres, toutes les rues sont numérotées.

Demandez-vous votre chemin à un policeman, il vous tourne dédaigneusement le dos, sans même prendre la peine de vous regarder. Quelquefois un homme, qui passe et entend votre question, dit : « J’y vais ! » Et il continue sa route.

Suivez-le ou ne le suivez pas ; c’est votre affaire.

S’occuper des autres, c’est perdre son temps, c’est-à-dire son argent, agir en écervelé qui se donne du mal sans en tirer profit.

La journée d’un Yankee est toujours bien remplie ; mais s’il travaille beaucoup, ce qu’il mange est effrayant.

Le matin, son estomac réclame quelque chose de plus substantiel qu’une tasse de lait ou de chocolat.

Le Yankee se contente, pour ce premier déjeuner de rosbif froid, de jambon, de tartines beurrées, le tout arrosé de thé.

Jusqu’au soir, lancé à corps perdu dans les affaires, il n’aura pas le temps de faire un nouveau repas.

Debout, à la hâte, il avalera quelques douzaines d’huîtres que des industriels spéciaux débitent en plein air, les puisant à même un tonneau, où, débarrassés de leurs coquilles – pour que cela aille plus vite –, et nageant dans une eau saumâtre, ces mollusques, d’ordinaire appétissants, sont la chose la moins ragoûtante du monde.

Dans tous les bars on vend des sandwiches et le traditionnel rosbif froid aux pommes de terre, le mets national des États-Unis, où la cuisine et la vie intime sont à peu près inconnues.

Les pensions de famille fleurissent.

Quinze jours dans un endroit, un mois dans un autre, l’Américain, celui des villes du moins, a toujours l’air de camper.

Veut-il déménager ? Il boucle sa valise, et sans le souci de meubles à traîner derrière soi, va s’installer ailleurs.

C’est très pratique, et cela s’accorde très bien avec sa vie hâtive de machine surchauffée.

Ayant érigé en théorie le droit du plus fort et du plus audacieux, les hommes du Nouveau Monde s’inquiètent fort peu de ceux qui succombent dans la lutte.

Il faut avoir vécu quelque temps leur existence d’hôtels garnis, d’ascenseurs et de téléphones, pour comprendre tout ce qu’elle a d’horrible, tout ce qu’elle comporte de cruauté, de mépris pour les faibles.

Nul pays au monde ne renferme autant de pickpockets. Ils sont organisés en bandes avec leurs chefs, leurs indicateurs et leurs receleurs.

À San Francisco même, il n’était pas rare, il n’y a pas encore vingt ans, qu’une de ces bandes mît le feu aux quatre coins de la ville, pour piller à la faveur de l’incendie.

Aussi les habitants déposaient-ils prudemment leurs capitaux dans une vaste banque qui mettait à leur disposition des coffres-forts, et qu’un corps de policemen d’élite protégeait nuit et jour contre les coups de main audacieux.

Dans cette lutte fébrile des instincts et des appétits, pour des millions d’êtres qui végètent et meurent de misère, quelques-uns, mieux doués ou plus heureux, réalisent de scandaleuses fortunes.

C’était le cas de William Boltyn, le fondateur des immenses fabriques de conserves de viande, un des hommes les plus riches de l’Union.

Possesseur d’un merveilleux hôtel qui avait coûté plus de vingt millions, propriétaire d’usines gigantesques, abattant, dépeçant et salant par jour des milliers de bœufs et de porcs, père d’une charmante jeune fille, le milliardaire américain n’avait, semblait-il, plus rien à désirer en ce bas monde.

Pourtant, malgré ses fabuleuses richesses, malgré son universelle renommée et sa grande influence à la Chambre des représentants de Washington, malgré le nom suggestif d’Empereur des dollars que lui avaient décerné ses compatriotes, William Boltyn n’était pas heureux.

Il regrettait presque le temps où, vagabond, sans sou ni maille, exerçant tour à tour les professions de garçon de bar, laveur de vaisselle ou vendeur de journaux, il avait parcouru toute l’Amérique, pauvre, mais sans souci.

Depuis quelque temps surtout, encore plus morose qu’à l’ordinaire, il arpentait rageusement pendant des heures, les vastes galeries de tableaux de son hôtel, crevant çà et là à coups de canne les chefs-d’œuvre des maîtres européens, comme s’il eût trouvé une satisfaction à détruire ces toiles, acquises à coups de bank-notes.

D’où pouvait lui venir cette fureur continuelle ?

Qui donc pouvait exaspérer à ce point le richissime Yankee habitué à tout voir plier devant lui, tout s’incliner devant la puissance de ses dollars ?

Cela, son entourage ne se l’expliquait pas.

Les nombreux domestiques de l’hôtel tremblaient devant le maître, dont l’humeur taciturne et violente semblait s’être encore assombrie, depuis qu’au retour d’un récent voyage en Europe, l’illustre ingénieur Hattison était venu lui rendre visite.

Pour le moment, dans son cabinet de travail, où des tableaux synoptiques fixés aux murs indiquaient la production croissante des usines de conserves, William Boltyn, devant son bureau à cylindre, essayait, mais en vain, de s’intéresser à ses affaires, de mettre en ordre les documents qui, sans qu’il voulut y prendre garde, s’amoncelaient depuis plusieurs semaines.

Lui, le travailleur acharné qui d’ordinaire faisait tout par lui-même, n’avait plus aucun courage.

Au milieu d’une statistique, son crayon lui glissait des doigts, son front se plissait, son regard devenait dur.

Tout à coup, d’un geste brusque, il envoya violemment l’amas de ses papiers s’éparpiller au milieu de la pièce, et poussa un formidable juron :

— Ah ! si je le tenais ! Si je le tenais ! répéta-t-il en appuyant ses paroles d’un coup de poing sous lequel la table de chêne ploya.

L’exaspération du milliardaire était indescriptible.

FIN DE L’EXTRAIT

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